Entretien avec Cléo Michiels, Rémy Gassiat & Théo Friconneau - Orchestre Ostinato
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : Cette édition du projet se déploie pour la première fois dans deux établissements pénitentiaires simultanément. Qu’est-ce que cela change concrètement dans la structuration du projet, et pourquoi avoir franchi ce cap cette année ?
Théo Friconneau :
“C’est la première fois que nous intégrons un aspect théâtral, notamment dans la restitution finale.
La particularité de ce projet, c’est qu’une année sur deux, nous menons ce que nous appelons, faute de meilleur terme, des actions “hors les murs”. Cela signifie, dans le domaine du spectacle vivant, intervenir en dehors d’un théâtre ou d’une salle de concert.
Dans le cadre d’En musique pour plus d’humanité, qui se déroule dans des maisons d’arrêt, ce terme prend tout son sens. En effet, il ne s’agit pas seulement de sortir d’un lieu de représentation : cela permet aussi aux personnes détenues de sortir, symboliquement, de leurs murs.”
Cléo Michiels :
“Le “hors les murs” est possible uniquement dans certains types d’établissements, notamment les centres de détention, où les peines sont déjà prononcées. Les personnes détenues y connaissent la durée de leur incarcération, et certains juges peuvent autoriser des sorties ponctuelles pour participer à un concert avec l’orchestre.
Ce n’est pas le cas dans les maisons d’arrêt, comme celles de Fleury-Mérogis et de La Santé, où les personnes sont en attente de jugement. Pour des raisons évidentes de sécurité, il est impossible de les faire sortir.
Cette année, nous travaillons donc avec ces deux maisons d’arrêt. Il n’y aura pas de concert “hors les murs”, mais un travail sur un temps long, ce qui est déjà une particularité forte.”
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : Ce travail sur la durée change-t-il la nature de la relation avec les participants ?
Théo Friconneau :
“Oui, tout à fait. Habituellement, ce genre d’action se fait sur un format dit “one-shot” : un atelier ponctuel, une journée, et c’est terminé.
Ici, nous travaillons sur trois mois, de septembre à novembre, avec des séances régulières. Cela implique une grande souplesse, car entre le début et la fin du projet, le groupe évolue : certaines personnes peuvent être transférées, libérées ou jugées.
Nous devons donc nous adapter sans cesse, sans possibilité de “remplacement”. Cela demande une grande agilité dans la conception artistique et humaine du projet.”
Cléo Michiels :
“Ce temps long permet aussi la création d’un lien véritable entre les artistes et les personnes détenues. Ce n’est pas juste une rencontre éphémère : il y a une complicité qui se tisse au fil des séances. Lors des concerts de restitution, on ressent une joie sincère de se retrouver, une complicité évidente.”
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : Comment choisissez-vous les intervenants pour ces ateliers ? Quelles qualités sont indispensables pour travailler en milieu carcéral ?
Cléo Michiels :
“Sur le plan humain, nous faisons d’abord appel à des personnes ayant déjà une expérience du milieu carcéral. Mais ce n’est pas une obligation.
Par exemple, Bénédicte Budan, qui assure cette année la mise en scène de L’Histoire du soldat, vit sa première expérience en prison. Si cela est possible aujourd’hui, c’est parce qu’Ostinato a déjà acquis une expérience solide : nous pouvons désormais accompagner et former les intervenants à ce type d’action.”
Rémy Gassiat :
“Les jeunes musiciens d’Ostinato participent également. Ce sont des artistes en fin d’études, en voie de professionnalisation, recrutés sur audition pour garantir le niveau de l’orchestre.
Ils sont choisis aussi pour leur curiosité et leur ouverture : à Ostinato, on propose des expériences variées, allant des grands répertoires symphoniques à des actions sociales et culturelles.”
Théo Friconneau :
“Ces musiciens sont bien sûr préparés en amont. L’administration pénitentiaire organise des visites, des rencontres et des temps de sensibilisation pour les familiariser avec le cadre de la détention. C’est un environnement très spécifique, qui demande préparation et rigueur.”
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : Comment se tisse le lien entre les musiciens, les intervenants et les personnes détenues ?
Théo Friconneau :
“Ce lien est à la fois artistique et personnel. Lors des premières séances, chaque musicien présente son instrument, son parcours, et joue une œuvre qui lui est chère. Cela crée une proximité immédiate.
Les échanges sont très riches : les personnes détenues sont souvent curieuses, bienveillantes et touchées qu’on vienne jouer pour elles – et surtout, avec elles.”
Cléo Michiels :
“Oui, cette première rencontre passe par la musique avant les mots. C’est très fort.
Je pense à une anecdote : une participante, après plusieurs séances, a révélé qu’elle jouait du piano. Un jour où un clavier était disponible, elle s’est mise à jouer… et c’était une pianiste exceptionnelle qui n’avait pas touché un instrument depuis dix ans. Ce moment a été bouleversant pour tout le monde.”
Rémy Gassiat :
“Le lien se concrétise aussi lors des concerts de restitution.
À Fleury-Mérogis, les détenus chantent accompagnés par l’orchestre.
À La Santé, ils interprètent les rôles de L’Histoire du soldat aux côtés des musiciens.
C’est un moment fort : les personnes détenues deviennent artistes à leur tour.”
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : Avez-vous des contacts avec eux après les restitutions ?
Cléo Michiels :
“Non, malheureusement. Une fois sortis des murs, nous ne pouvons plus échanger avec eux. C’est une réalité dure, parfois frustrante.
Il arrive cependant que certains participants soient de nouveau incarcérés des années plus tard et reprennent part aux ateliers. Cela témoigne, malgré tout, d’une forme de continuité humaine dans ces projets.”
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : Qu’avez-vous appris, humainement et artistiquement, de ces expériences ?
Théo Friconneau :
“Je pense à Faustine, une flûtiste d’Ostinato qui, l’an dernier, traversait une période de découragement professionnel. Après avoir participé aux ateliers, elle a retrouvé le sens profond de son métier d’artiste : jouer pour les autres, partager une émotion.
Cette expérience l’a véritablement transformée.”
Cléo Michiels :
“Pour ma part, c’est une leçon d’humanité.
Dans ces ateliers, on ne sait rien des personnes que l’on rencontre : ni leur histoire, ni leur peine. Mais la musique crée un espace d’égalité, de confiance, d’émotion partagée.
C’est une rencontre sincère, dépouillée de tout jugement.”
Rémy Gassiat :
“Et pour nos jeunes artistes, c’est une expérience de formation citoyenne autant qu’artistique. Ils découvrent la puissance du lien humain dans l’art.”
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : En tant que nouveaux co-directeurs, quel impact avez-vous sur la direction et les projets d’Ostinato ?
Rémy Gassiat :
“Ce projet a été conçu et porté par Emmanuelle Duthu, notre ancienne directrice. Nous en avons hérité et nous sommes heureux de le poursuivre.
Emmanuelle fait aujourd’hui partie du conseil d’administration et continue de nous accompagner.”
Cléo Michiels :
“Avec Rémy, nous venons plutôt du domaine de la musique contemporaine et de création. Nous réfléchissons donc, pour l’avenir, à élargir encore les répertoires abordés.
Mais pour l’heure, notre priorité est de pérenniser ce cadre de travail qui fonctionne très bien.
Ces projets ne pourraient pas exister sans le soutien de nos partenaires et des fondations qui nous accompagnent, notamment sur le plan financier.
L’économie du secteur culturel est fragile, et mener des projets à vocation humaine comme celui-ci demande une solidarité réelle.
Nous sommes profondément reconnaissants à celles et ceux qui croient encore à la puissance de la culture pour recréer du lien et de l’humanité.”