Interview d'Alice Hervé, cheffe de projets médiation et développement des publics au Théâtre de l'Odéon
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : Pourquoi le Théâtre de l’Odéon s’est-il lancé dans un tel projet ?
Alice Hervé :
“Le Théâtre de l’Odéon a toujours eu à cœur de rendre le théâtre accessible à tous, y compris aux publics les plus éloignés de l’offre culturelle traditionnelle. En nous associant au SPIP 94 et au Centre pénitentiaire de Fresnes, nous avons voulu aller au-delà des murs du théâtre, au sens propre comme au figuré. Le projet « Fresnes sur scène » répond à une volonté très concrète de faire du spectacle vivant un levier de transformation sociale, en particulier dans le cadre de la réinsertion.”
FddFK : Pouvez-vous nous décrire le projet Fresnes sur scène, son objectif et ses principaux impacts en matière de resocialisation des personnes détenues ?
Alice Hervé :
“Fresnes sur scène » est un projet de théâtre participatif mené au sein du Centre pénitentiaire de Fresnes, qui s’inscrit dans le Parcours Culturel d’Insertion du SPIP 94. Il consiste à proposer à un groupe de personnes détenues un cycle de 28 ateliers de pratique artistique encadrés par deux comédiens professionnels. L’objectif est multiple : d’un côté, il s’agit d’initier les participants au jeu théâtral, mais au-delà, c’est aussi une immersion dans l’univers du spectacle vivant, ses métiers, ses codes, ses exigences.
Le théâtre devient ici un outil de resocialisation puissant : il permet de travailler la parole, la posture, l’écoute de l’autre, le respect des règles d’un collectif, la persévérance… Ce sont des compétences essentielles pour une future réinsertion. Le projet offre aussi aux détenus un espace d’expression, une forme de respiration dans un cadre carcéral souvent très contraignant. Et surtout, il leur redonne confiance en eux. Ce n’est pas un atelier occupationnel : c’est une aventure exigeante, structurée, où chacun est valorisé dans ce qu’il apporte au groupe.”
FddFK : Qui sont les artistes choisis pour la création de la pièce ?
Alice Hervé :
“Nous avons fait appel à deux comédiens professionnels expérimentés dans la médiation culturelle et la transmission, capables de s’adapter à un public non initié et à un cadre très particulier comme celui de la prison. Leur mission ne se limite pas à la direction artistique : ils doivent aussi instaurer un climat de confiance, encourager la parole, créer une dynamique de groupe tout en maintenant une exigence artistique forte.
Nous avons également mobilisé une équipe élargie autour d’eux : un metteur en scène associé, des techniciens, des scénographes, ainsi que des membres du personnel du Théâtre de l’Odéon et du Théâtre 71 à Malakoff, qui interviennent ponctuellement dans le cadre de rencontres autour des métiers du théâtre. L’idée, c’est vraiment de faire découvrir toute la chaîne de création d’un spectacle, pour ouvrir des perspectives professionnelles mais aussi humaines aux participants.”
FddFK : Quels sont les principaux défis à relever pour la mise en œuvre de ce projet, notamment au sein du système pénitentiaire ?
Alice Hervé :
“Il y a les contraintes inhérentes au cadre pénitentiaire : l’accès à la prison est très encadré, et les règles de sécurité doivent être respectées à la lettre. Cela demande une grande adaptabilité.
Il y a aussi le défi humain. Il faut du temps pour que les détenus s’autorisent à s’exprimer, à créer, à s’impliquer. Ce sont souvent des personnes en grande fragilité, avec un rapport complexe à la parole, à l’engagement, à l’image de soi. Notre rôle est de les accompagner, sans jamais les juger, mais aussi sans abaisser notre niveau d’exigence artistique. C’est un équilibre à trouver.”
FddFK : Le contact avec l’administration pénitentiaire est-il facile ?
Alice Hervé :
“Le contact avec l’administration pénitentiaire passe exclusivement par le SPIP 94, qui est notre interlocuteur unique et indispensable. Leur rôle est central, car ils facilitent notre accès aux détenus et organisent les conditions de travail au sein de la prison. C’est grâce à leur collaboration étroite et leur confiance que le projet peut se dérouler dans de bonnes conditions.”
FddFK : Comment le contact avec les détenus s’établit et comment construisez-vous la relation de jeu entre détenus et les comédiens professionnels dans ce processus ?
Alice Hervé :
“Le contact avec les détenus se construit d’abord dans la durée, grâce à la régularité des ateliers et à la présence bienveillante des comédiens professionnels. Ces derniers sont formés pour créer un climat de confiance, dans lequel chaque participant se sent respecté, écouté, et libre de s’exprimer sans jugement.
La relation de jeu se développe progressivement : il ne s’agit pas seulement d’apprendre des textes ou des gestes, mais surtout de créer un espace collectif où chacun peut explorer sa créativité, sa sensibilité, et sa parole. Les détenus découvrent qu’ils peuvent jouer, inventer, se dépasser, tout en étant soutenus par des artistes qui les accompagnent avec patience et exigence.
Cette dynamique permet de casser les barrières, de dépasser les stéréotypes, et de révéler des talents insoupçonnés. C’est souvent un moment très fort pour les participants, qui se sentent valorisés dans un rôle nouveau, différent de leur quotidien en détention.”
FddFK : Comment les restitutions au Théâtre de l’Odéon et au Théâtre 71 à Malakoff ont-elles été accueillies par le public ?
Alice Hervé :
“Les restitutions au Théâtre de l’Odéon et au Théâtre 71 ont été des moments très forts, à la fois pour les participants et pour le public. Il y avait une vraie curiosité et une grande émotion dans la salle. Le public a été touché par la puissance du message : voir ces détenus sur scène, dans un rôle créatif et valorisant, bouleverse les représentations que l’on peut avoir de la prison.
Ces représentations ont permis de créer un dialogue entre deux mondes qui se croisent rarement. Beaucoup de spectateurs, qu’ils soient professionnels du spectacle, membres de la société civile ou même personnel pénitentiaire, sont ressortis avec une meilleure compréhension de la complexité humaine derrière les barreaux.”
FddFK : Quelles ont été les réactions des participants et du personnel pénitentiaire lors de ces restitutions sur scène ?
Alice Hervé :
“Les réactions ont été très émouvantes et variées. Pour les détenus participants, monter sur scène est souvent une expérience transformatrice, qui renforce leur estime de soi et leur sentiment d’appartenance à un collectif. Ils vivent ces moments comme une vraie reconnaissance de leurs capacités, bien au-delà des stéréotypes liés à leur situation.
Quant au personnel pénitentiaire, beaucoup se montrent impressionnés et parfois surpris par la motivation et l’engagement des participants. Certains reconnaissent que ce type d’initiative apporte un nouvel éclairage sur les détenus, en révélant leur potentiel humain et artistique.”
FddFK : Est-ce que la présence des familles, des juges de peine et des avocats lors de la restitution publique est-elle essentielle dans l’impact à la réinsertion des détenus ?
Alice Hervé :
“Absolument. La présence des familles est souvent une source de motivation et de soutien extrêmement importante pour les détenus. Pouvoir partager ce moment de réussite et de reconnaissance avec leurs proches donne un sens encore plus fort à leur engagement dans le projet.
La participation à ce type de projet artistique offre aux détenus une vraie visibilité positive, qui peut avoir un impact direct sur leur dossier judiciaire. Lors des restitutions publiques, la présence des juges de peine et des avocats permet de montrer concrètement l’évolution des participants, leur engagement, et leur capacité à se réinsérer.
Cela peut favoriser les décisions de remise de peine ou d’aménagement, car ces acteurs de la justice voient que les détenus ont développé des compétences humaines et sociales importantes, au-delà de leur peine.”
FddFK : Quels bénéfices long-terme espérez-vous que les détenus retirent de leur participation à ce projet artistique ?
Alice Hervé :
“Au-delà des transformations personnelles et des compétences développées durant le projet, ce que nous espérons surtout, c’est que cette expérience laisse une trace durable dans la vie des participants. Une des plus belles preuves de cette réussite, c’est que certains anciens détenus, une fois sortis, ont pris l’initiative de reprendre contact avec nous, manifestant leur envie d’assister aux prochaines éditions, de rester liés à ce réseau et à cette communauté.
Cela montre que le projet ne s’arrête pas avec la fin de la détention, mais crée un véritable lien, un sentiment d’appartenance à quelque chose de positif. Nous espérons aussi que cette aventure leur ouvre des perspectives professionnelles, soit directement dans le secteur culturel, soit dans d’autres domaines où ces compétences peuvent être valorisées.”