Entretien avec Aurélie Dupont, à l’occasion de son solo au GRAHAM 100 (Martha Graham Dance Company)
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : Ce projet marque votre retour sur scène, à l’occasion du centenaire de la Martha Graham Dance Company. Comment est née cette collaboration ?
Aurélie Dupont : “Ma relation avec la Martha Graham Dance Company est ancienne. J’ai découvert la technique Graham vers 14 ou 15 ans : un vrai choc physique, presque instinctif, même si je ne pouvais pas l’expliquer à l’époque.
Plus tard, lorsque j’ai fait mes adieux à la scène en 2015, je suis partie travailler à New York avec la compagnie pour reprendre cette recherche là où je l’avais laissée. J’y ai appris des pièces, j’ai dansé avec eux, et ces échanges ont renforcé un lien artistique et amical déjà très fort.
Lorsque je suis devenue directrice de la danse à l’Opéra de Paris, c’est d’ailleurs la première compagnie étrangère que j’ai invitée. Ils ont accepté… à condition que je danse avec eux sur la scène de l’Opéra Garnier, ce que j’ai fait avec un immense plaisir.
Cette amitié fidèle perdure. Ils m’ont écrit pour me proposer de participer au centenaire : j’ai accepté immédiatement.”
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : Vous interprétez un solo signé Virginie Mecène. Pouvez-vous nous parler de cette création ?
Aurélie Dupont : “Virginie Mecène est une danseuse française qui a fait toute sa carrière dans la compagnie Graham. C’est une danseuse Graham au sens plein du terme. Nous avions déjà travaillé ensemble sur Ecstasy, que j’avais dansé à New York puis à l’Opéra Garnier.
Pour ce projet, j’ai eu envie de retrouver son univers et de créer un nouveau solo : Désir. Virginie a cette particularité de plonger dans les archives de la compagnie. Elle aime explorer des photos de Martha Graham qui ne correspondent à aucune vidéo existante. À partir d’une image, elle imagine un mouvement, un souffle, une intention.
Elle a retrouvé une photographie de 1926, tirée du premier spectacle de Martha Graham, dans lequel elle dansait un solo intitulé Désir. Partant de cette image une robe longue, légèrement transparente, une pose précise Virginie a composé un langage et un mouvement qui en sont inspirés. Nous en avons gardé l’essence, notamment la robe, mais tout le reste est une création d’aujourd’hui.”
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : En quoi l’univers de Martha Graham trouve-t-il un écho avec votre propre vision de la danse ?
Aurélie Dupont : “Martha Graham est la référence mondiale de la danse contemporaine : elle en a jeté les bases. La danse contemporaine est née en Allemagne et aux États-Unis dans les années 1930, et n’est arrivée en France que dans les années 1970. Cela montre à quel point Graham a été visionnaire et fondatrice.
Sa technique repose sur deux principes : la contraction et le relâchement. La contraction est une réaction presque viscérale comme un léger coup reçu au niveau du nombril qui rassemble le centre, fait avancer le bassin, parfois les épaules. Le relâchement, c’est le souffle, la respiration qui rend l’espace au corps.
Ce qui m’a touchée dans cette technique, c’est son caractère profondément personnel. La sensation précède la forme. Rien à voir avec la danse classique, mon langage d’origine, où l’on cherche d’abord la ligne parfaite, la position juste. En Graham, il n’existe pas de “contraction parfaite” : elle est juste si elle est sincèrement ressentie.
Ce travail dans le bas du ventre, dans la torsion, dans l’énergie intime du corps, m’a immédiatement parlé. C’est une technique d’une grande vérité physique, presque instinctive. Et c’est ce qui me plaît.”
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : Après votre carrière à l’Opéra de Paris, que représente pour vous le fait de revenir en tournée internationale ?
Aurélie Dupont : “Je ne dirais pas que ce retour est “important”. Il est simplement précieux. Je ne m’y attendais pas du tout. Après cinq ou six ans sans scène, cette invitation ressemble à une dernière occasion, un dernier goût de la scène.
Je les aime tellement que je n’aurais pas pu dire non. Ensuite, je me suis entraînée pendant six mois pour être à la hauteur, retrouver des sensations, respecter ce que mon corps peut encore faire.
Je crois surtout que cela peut encourager d’autres danseurs : il n’y a pas d’âge pour danser, tant qu’on le fait avec sincérité et humilité. Si j’ai accepté, c’est aussi parce qu’il s’agit d’une création sur mesure, adaptée à ma maturité, à mon physique d’aujourd’hui. C’est comme retrouver son plat préféré, avec une saveur nouvelle.”
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : Qu’est-ce qui nourrit votre inspiration pour ce solo ?
Aurélie Dupont : “La musique, d’abord. C’est un piano composé par Stav Danker. J’aime son côté minimaliste, presque comme des gouttes d’eau : simple, non prétentieux. La musique, ce sont mes mots quand je danse.
La sobriété du dispositif m’inspire aussi : je suis seule, sans décor, dans une robe longue et légèrement transparente. Rien ne protège, rien ne détourne. C’est un exercice d’honnêteté totale.
Dans ma danse, je ne cherche pas des influences extérieures. J’essaie simplement d’être sincère, de me laisser traverser par l’émotion, sans bluff, sans artifice.”
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : Le Fonds de dotation Francis Kurkdjian soutient ce projet. Que représente ce partenariat pour vous ?
Aurélie Dupont : “Il a beaucoup de sens. Francis Kurkdjian est un artiste, un homme profondément sensible, passionné d’art et de danse. Qu’il ait envie de mettre ce projet en lumière me touche énormément.
Être soutenue par un artiste, c’est très différent que de l’être par un mécène extérieur au monde créatif. Il y a une forme d’échange invisible : je lui propose un geste artistique qui peut, peut-être, l’inspirer à son tour. L’art fonctionne ainsi, par résonances.
Ce solo étant très épuré, presque nu, je me suis même dit qu’on pourrait imaginer un travail olfactif autour de la pièce. Mais déjà, le fait qu’il nous accompagne est essentiel : sans lui, le projet n’aurait pas pu voir le jour.”
Fonds de dotation Francis Kurkdjian : Que souhaitez-vous que le public ressente en vous découvrant ?
Aurélie Dupont : “Je ne me pose pas vraiment cette question. Je n’ai jamais dansé en me disant : “Ce soir, je veux que le public ressente ceci.”
Le public est composé de personnes toutes différentes, avec des sensibilités, des humeurs, des histoires différentes. Certains aiment la danse, d’autres non ; certains sont disponibles, d’autres moins.
Ce que j’espère, simplement, c’est que mon émotion et ma sincérité se voient. Quand je danse, je cherche à être complètement présente, comme lorsqu’on danse seul chez soi, sans personne pour nous regarder.
J’aimerais que ce solo soit un moment d’apaisement pour celles et ceux qui le regarderont.”